GIE Dépression – AFTCC, 2025
Les réactions émotionnelles du psychothérapeute face au patient dépressif : entre résonance, vigilance et soin de soi
Lola Allary, Hélène De Bettignies Laborde, Aurélie Docteur, Nathalie Regnaut & Josselin Simard
Avant-propos
L’année 2025 marque une phase de transition pour le GIE Dépression. Précurseur sous l’impulsion du Dr Christine Mirabel-Sarron, puis porté par Anne-Victoire Rousselet, le groupe a constamment exploré des thématiques cliniques d’actualité — de l’impact des réseaux sociaux sur la dépression à la prise en charge des idées suicidaires et du burnout. Nos collègues ayant été appelé à d’autres responsabilités, une nouvelle équipe a pris le relais cette année, poursuivant cette dynamique de réflexion et d’échange autour des troubles de l’humeur et plus spécifiquement la dépression.
Nous profitons de ces quelques lignes pour remercier chaleureusement tous ceux qui nous ont précédé, pour leur engagement sans faille durant ces nombreuses années, ces riches échanges et réflexions partagées.
Dans la continuité de la thématique du burnout de l’année dernière, nous avons choisi pour ce numéro de Contingences de nous centrer sur les réactions émotionnelles du psychothérapeute qui accompagne au quotidien des patients souffrant de troubles de l’humeur souvent complexes.
La dépression : un défi émotionnel pour le psychothérapeute
Prendre en charge un patient dépressif confronte le psychothérapeute qui le prend en charge à une souffrance souvent aigue et/ou complexe. Les cas de patients pour qui la souffrance dépressive s’est chronicisée, les patients résistants aux traitements, les comorbidités (addictions, troubles de la personnalité notamment) ou le risque suicidaire exposent le thérapeute à une charge émotionnelle élevée. Ces situations activent des réactions émotionnelles et cognitives qui influencent tant la posture clinique, que la qualité de la relation thérapeutique ou encore la santé mentale du psychothérapeute.
Quelles réactions émotionnelles observe-t-on chez le thérapeute ?
Face à la souffrance dépressive aiguë
Les études mettent en évidence un effet de congruence émotionnelle : l’humeur du clinicien tend à se teinter de tristesse au contact d’un patient dépressif (Stefana et al., 2022). Le thérapeute peut aussi ressentir de l’anxiété (liée au risque suicidaire) ou un sentiment d’impuissance. Les cognitions les plus fréquentes concernent le doute (« Est-ce que je l’aide vraiment ? »), l’hyper-responsabilité (« Je dois le sauver ») ou encore l’hypervigilance face au risque suicidaire (Barzilay et al., 2020).
Face aux épisodes maniaques ou hypomaniaques
À l’inverse, l’énergie et l’impulsivité du patient peuvent susciter irritation (face à la désinhibition du patient), sentiment d’exaspération (si le patient est trop envahissant ou minimise les risques de ses conduites) ou parfois admiration (superficielle mais en lien avec le niveau d’énergie du patient). Les cognitions du psychothérapeute sont centrées sur l’urgence (à mettre en sécurité le patient) mais aussi parfois la minimisation de la symptomatologie du patient et de certains comportements à risque, notamment lorsque le patient sort d’un épisode dépressif caractérisé et commence à se remettre en action.
Face à la dépression complexe ou résistante
Les patients souffrant de dépression chronique ou comorbides à d’autres troubles (notamment addictions et troubles de personnalité) activent des émotions plus négatives chez le psychothérapeute comparés à des patients sans comorbidité ou facteurs de complexité : frustration, fatigue empathique, ressentiment, ennui voire sentiment de démoralisation. Ces vécus s’accompagnent de cognitions en lien avec un sentiment d’inefficacité (« Rien ne fonctionne ») ou d’échec professionnel. Deux mouvements opposés sont alors observés : un surinvestissement émotionnel (en cherchant à « réparer » à tout prix avec une disponibilité/proximité excessive de la part du thérapeute) ou, à l’inverse, un désengagement (détachement émotionnel du thérapeute pouvant aller jusqu’à un désengagement du processus thérapeutique) (Stefana et al., 2022 ; Rossberg et al., 2007).
Face au risque suicidaire
Différentes études (Barzilay et al., 2018 ; Buhlmann et al., 2021 ; Ying et al., 2021) montrent une palette émotionnelle assez large face au patient présentant des idées suicidaires ou un risque suicidaire : peur, anxiété, impuissance, colère, culpabilité, honte, épuisement. Ces émotions peuvent émerger de manière immédiate (phénomène de résonnance émotionnelle) ou s’installer progressivement au cours de la prise en charge, favorisant fatigue empathique et épuisement professionnel. Certaines études décrivent aussi une forme d’ambivalence émotionnelle : entre proximité avec le patient et évitement affectif (Yaseen et al., 2013). Les cognitions sont marquées par l’hypervigilance et le doute, avec parfois une focalisation excessive sur la sécurité du patient, au détriment des objectifs thérapeutiques.
Pourquoi repérer ces émotions ?
Outre que nous en référons au magnifique article publié dans Contingences d’avril 2025 par le GIE Supervision, qui souligne notamment l’importance pour le thérapeute de prendre conscience de ses émotions et propose des étapes de ce repérage…
1. Parce qu’elles influencent les prises de décision. L’état émotionnel du psychothérapeute, positif ou négatif a un impact (facilitateur ou inhibiteur) sur ses activités cognitives complexes (raisonnement, résolution de problème, vitesse de traitement et prise de décision, mémorisation, créativité…). Rester à l’écoute de ses réactions émotionnelles, c’est aussi limiter les biais dans l’évaluation diagnostique et les choix d’interventions (vouloir aller trop vite dans les compétences psychologiques abordées ou au contraire éviter certaines techniques psychothérapeutiques)
2. Parce qu’elles conditionnent la qualité de la relation thérapeutique. Une émotion non reconnue peut perturber l’écoute, la validation émotionnelle et la cohérence du cadre thérapeutique. La conscience de soi favorise au contraire une posture ajustée, stable et authentique.
3. Parce qu’elles exposent à la fatigue et à l’épuisement. Le stress chronique et la confrontation répétée à la souffrance peuvent conduire à une fatigue empathique et au burnout (Posluns & Gall, 2020). Se connaître et se préserver deviennent des conditions indispensables de la qualité du soin.
Discussion et perspectives
Repérer et accueillir ses propres réactions émotionnelles n’est ni un signe de fragilité ni un luxe professionnel : c’est un acte clinique. La supervision, le travail en co-thérapie, le travail d’équipe, la formation continue et, plus largement, une culture de la réflexivité sont des leviers essentiels pour prévenir l’épuisement et maintenir la qualité du lien thérapeutique.
Le GIE Dépression poursuivra ces réflexions lors du congrès de l’AFTCC de décembre 2025, avec un échange consacré à la santé du psychothérapeute.
En conclusion, les émotions du thérapeute sont des signaux cliniques précieux. Les reconnaître, les nommer et les partager dans un cadre professionnel sûr et bien évidemment bienveillant constituent une étape clé pour la pérennité de notre pratique. En attendant nos échanges de décembre, souvenons-nous que prendre soin de soi, c’est aussi prendre soin de nos patients.
Références
Barzilay, S., Apter, A., & Carli, V. (2018). Emotional reactions and attitudes of clinicians to suicidal patients. Crisis, 39(3), 171–180.
Barzilay, S., et al. (2020). Clinician emotional responses to depression and suicidality. Frontiers in Psychology, 11, 1823.
Buhlmann, U., et al. (2021). Emotional exhaustion among psychotherapists treating patients with suicidal ideation. Clinical Psychology & Psychotherapy, 28(2), 321–334.
Posluns, K., & Gall, T. L. (2020). Dear mental health professionals: Self-care is not selfish. Professional Psychology: Research and Practice, 51(6), 509–517.
Rossberg, J. I., et al. (2007). Patient and therapist perspectives on the therapeutic alliance in psychotherapy with personality disorders. Psychotherapy Research, 17(3), 268–277.
Stefana, A., et al. (2022). The therapist’s emotional experience in treating depression. Journal of Contemporary Psychotherapy, 52(4), 267–277.
Yaseen, Z. S., et al. (2013). Clinician responses, emotional reactions, and countertransference in suicide risk assessment. Archives of Suicide Research, 17(1), 1–14.
Ying, L., et al. (2021). Compassion fatigue and self-care in mental health professionals. Frontiers in Psychology, 12, 612692.